Donner la parole aux populations "périphérisées"
Donner la parole aux populations "périphérisées"
An Ansoms est professeure et chercheuse à l’UCLouvain, au sein du Centre d’études du développement. La ruée sur les ressources naturelles et les défis qui en découlent, particulièrement sur le plan humain, sont au centre de ses cours et de ses recherches. Entretien.
Vos recherches portent sur l’accaparement des ressources naturelles. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je travaille beaucoup en Afrique centrale où, avec toute une équipe de chercheurs, on étudie la ruée sur les ressources naturelles, et la façon dont les communautés développent des stratégies de résilience et de résistance face à cette compétition autour des ressources. On cherche à comprendre la façon dont toutes ces ressources naturelles sont interconnectées au sein d'un territoire et sont au cœur d’un vécu non seulement économique, mais surtout aussi social et symbolique. On s’intéresse principalement aux groupes dits "périphérisés", soit des groupes qui sont particulièrement touchés parce que leurs droits historiques sont moins reconnus dans le contexte actuel. Par exemple, des populations autochtones qui ont historiquement vécu dans la forêt et qui ont été poussées au dehors de la forêt au cours des dernières années.
Pourquoi est-ce un sujet intéressant à aborder avec les étudiants ?
En Occident, on perçoit "les ressources naturelles" comme quelque chose qu’il faut exploiter aussi efficacement que possible, ou comme quelque chose à protéger de manière radicale. On va donc imposer des parcs naturels, protéger telle forêt, sans tenir compte du fait que les façons de concevoir l'interaction entre l'humain et la nature varient en fonction des histoires et des cultures. Les cours sur ce sujet ramènent les étudiants à leur attachement à leur territoire propre, mais aussi à celui de tous les citoyens du monde. Par ailleurs, ces cours permettent de rendre tangibles pour les étudiants les grands enjeux du développement, via l’étude de cas concrets et du vécu de différentes populations. Enfin, dans nos cours, il y a pas mal d'étudiants qui viennent de contextes très différents – y inclus d’autres continents - et donc travailler sur ces enjeux-là permet aussi de ramener leurs expériences en classe. Cet échange est très riche.
Sentez-vous un engouement des jeunes sur ces questions ?
Oui très fortement. Chaque année, les inscriptions à ce type de cours augmentent. Il y a beaucoup d'étudiants qui sont intéressés par la thématique de la transition. Cela fait aussi partie d'un grand projet au sein de notre université, qui attire des étudiants, d'autant plus que nous sommes face à une génération très engagée, qui veut se plonger dans des questionnements par rapport aux enjeux planétaires.
La protection des ressources naturelles est aussi au centre de nombreux projets de développement…
Oui, on constate aujourd'hui une augmentation de l'intérêt porté aux populations touchées, mais qui s’accompagne d’une sorte de "ONGisation" de ces enjeux. C'est-à-dire qu’il y a plein d’ONG qui veulent travailler là-dessus parce qu’on le considère comme un sujet pertinent sur lequel on peut avoir un impact direct. Le problème est que les actions des ONG ne correspondent pas forcément avec ce que ces populations veulent : un siège autour de la table. Les populations "périphérisées" veulent pouvoir sortir de cette périphérie et prendre part aux négociations. C’est ainsi que des populations autochtones peuvent être instrumentalisées dans des jeux de développement, où leurs droits ne sont pas respectés. La façon dont le débat se prononce aujourd'hui, dans le monde de la coopération comme dans le monde scientifique, n'est souvent pas adapté à leurs réalités.
Comment le rendre plus adapté ?
D’abord, il faut se rendre compte que les relations de pouvoir, dans les projets de développement, sont inévitablement inégales. Celui qui vient avec l’argent est souvent perçu comme plus puissant. Il faut donc tenir compte des injustices que cela engendre. Il faut investir des espaces où les gens, y inclus les populations "périphérisées", peuvent remettre en question ce pouvoir, et exposer la façon dont ils vivent ces projets. Je pense que c'est ça, aller vers la décolonisation. C'est oser se mettre dans le déconfort, dans le mal à l'aise. C’est regarder nos privilèges et les déséquilibres en face. C’est avouer qu'ils existent et qu'on ne peut pas simplement faire semblant d’être capables de les faire disparaître. Mais qu’on peut essayer d'y travailler. C’est notre devoir, en tant qu’acteurs de terrain et scientifiques actifs dans le domaine du développement, de remettre en question notre rôle comme nos privilèges, en interaction avec les réalités dans lesquelles nous travaillons.