« La pandémie est la signature d’une impasse qui touche l’économie globale »
« La pandémie est la signature d’une impasse qui touche l’économie globale »
Philippe De Leener est professeur au sein du Centre d’études du développement de l’UCLouvain, spécialisé en économie, science politique et sociologie du changement dans le cadre de l’Afrique subsaharienne. Il est également Président d’Inter-Mondes et Co-président de la Fédération d’économie sociale SAW B. En septembre dernier, il répondait aux questions du Devlop’.
LC : Comment percevez-vous la crise du Covid-19 ?
PDL : Je pense qu’il est important, avant tout, de situer la crise actuelle de manière plus large : la pandémie est la signature d’une impasse qui touche l’économie globale. Le Covid représente une des premières manifestations contemporaines d’une crise beaucoup plus profonde : celle des régimes d’accumulation capitalistes. Si on n’analyse pas la pandémie dans ce contexte-là, on ne peut pas comprendre.
LC : Quelles seront selon vous les impacts économiques de cette crise sur le continent africain ?
PDL : Je pense qu’il faut considérer le Covid comme un indicateur, un signal et en même temps comme un activateur ou accélérateur de toute une série de dynamiques qui existaient déjà depuis bien longtemps et qui, à l’occasion d’une situation un peu particulière, apparaissent tout à coup évidentes. Donc les conséquences que l’on va observer ne sont jamais qu’une intensification d’éléments qui étaient présents. Cela dit, s’agissant de l’Afrique et des défis de la santé, on ne peut pas oublier qu’il y a bien d’autres préoccupations plus graves : le paludisme, la mortalité maternelle et infantile, sans oublier… la faim. On ne comprend pas clairement pourquoi il faudrait plus particulièrement se mobiliser pour le Covid-19 alors que d’autres sources de mortalité et morbidité sont graves et restent au second plan des efforts depuis longtemps. Parce que le Covid-19 serait surtout menaçant pour les pays occidentaux ou asiatiques qui dominent l’économie mondiale ?
LC : Cette crise pourrait-elle changer les choses en Afrique ?
PDL : Sur le plan économique, je pense qu’il faut voir cette crise paradoxalement comme une chance. Bien sûr, à court terme, ça va provoquer des difficultés. Si les chaînes alimentaires - qui sont pour l’instant extrêmement tournées vers l’extérieur - s’enrayent, cela va provoquer des situations de pénurie, sans doute de famines que l’on n’espère pas trop graves. Mais c’est aussi une chance pour l’agriculture africaine de pouvoir enfin ramener les choses à leur juste mesure et reprendre la main sur les marchés locaux et nationaux.
LC : Un exemple ?
PDL : Pour l’instant, le riz qu’on trouve en Afrique provient des stocks asiatiques. Après 3 ans, il ne peut plus être consommé et donc souvent il est dégradé en aliments pour les animaux. Dans bien des cas, lorsqu’il n’est plus valable pour les animaux, on l’envoie en Afrique ! À côté de cela, le riz africain, qui est d’excellente qualité, est acheté en Asie où il est parfois considéré comme un produit de niche sinon même de luxe. Mais son prix est sous-évalué, car il est soumis au marché mondial. Donc, si on entrave ce système, les Africains vont consommer le riz qu’ils produisent et ça va ramener le riz à son juste prix, celui du travail et de la souffrance nécessaires pour le produire. Ça va être seraplus cher bien sûr. Mais ça veut dire aussi qu’on va acheterachetera moins de produits importés d’Asie, disons moins de pacotilles chinoises et qu’en revanche on achètera plus de produits résultant du travail d’agriculteurs ou d’artisans, hommes ou femmes d’Afrique.
LC : Ces transitions ne pourront pas se réaliser sans causer des dégâts…
PDL : Oui, c’est vrai, pendant quelques mois, voire un an ou deux, il va y avoir des ajustements avec des crises alimentaires sérieuses. Beaucoup de familles et malheureusement, une fois encore, les familles les plus pauvres vont devoir payer la note. Il est clair que ce sont les pauvres qui vont payer. Mais les périodes de chaos sont souvent précurseurs de réels changements.
LC : Et quels changements globaux peut-on souhaiter pour l’Afrique ?
PDL : D’abord et avant tout sortir de la dépendance extérieure. L’Afrique est totalement dépendante pour tout, absolument tout. Y compris pour les flux financiers. Ce n’est plus possible ! Sur le plan manufacturier, on n’y produit plus rien. Tout provient de Chine, d’Inde ou d’Asie de l’Est. Et on vend la matière première au rabais, on travaille dans des conditions épouvantables, on transforme des enfants en esclaves dans les mines par exemple, ou dans les chaines agricoles… Il n’y a tout simplement pas d’avenir à cela.
LC : Cette dépendance est également alimentaire. Comment les pays africains peuvent-ils reconquérir leur souveraineté alimentaire ?
PDL : Je pense qu’il y a un potentiel énorme. S’il y a une chose qui peut avoir du sens, c’est une collaboration entre des structures en Occident et en Afrique pour réinventer, pour se réapproprier de façon créative, une souveraineté, tout au long des chaînes , et de valeur et d’utilités. J’insiste sur les deux concepts : des chaînes de valeurs qui sont en même temps des chaînes d’utilités. Il faut d’abord se libérer de l’idée de dégager une valeur monétaire, financière ajoutée. Ici, l’objectif est différent. Si on veut vraiment sortir du paradigme de la souveraineté monétaire, qui est dans l’ombre de la souveraineté alimentaire, on doit changer de paradigme et développer des chaînes d’utilités ajoutées. C’est-à-dire que chaque passage de main en main d’un produit ou d’une ressource accroit son utilité pour soi-même et pour la société. C’est cette perspective-là qui, pour moi, est fondamentale et fondatrice d’une autre économie. Il faut sortir de la rationalité des marges financières à la source de tous les mécanismes de domination, d’exploitation et d’exclusion. C’est l’utilité pour les personnes et pour la société qui doit mobiliser la créativité. Et non pas le lucre.
LC : Un mot de conclusion ?
PDL : On peut dire qu’on est collectivement en grande difficulté, mais je pense qu’il y a une valeur qui doit rester souveraine : l’enthousiasme. On va s’en sortir parce qu’on est ensemble et qu’on a confiance en nous-mêmes. C’est cet enthousiasme qu’il faut communiquer à nos enfants…