
Edito
Transformons des risques en opportunités
Vous constaterez tout d’abord que pour illustrer la couverture de ce magazine, nous vous présentons une photo de mains d’agriculteurs, des mains qui portent les marques d’un travail régulier, soutenu et ce par tous les temps. C’est une manière de rendre hommage à ces hommes et ces femmes, en Belgique, dans le monde, et tout particulièrement dans les pays du Sud, qui travaillent dur pour produire la nourriture essentielle à l’espèce humaine. Nous le savons, c’est un métier particulièrement difficile.
Nous expérimentons tous la gestion de risque dans notre vie quotidienne. Ils sont nombreux, se déclinent de manière « micro » ou « macro » et sont de différentes natures. Dans le cas du monde agricole, ces risques sont multiples : économiques et ce dès la reprise d’une exploitation, ils sont également sociaux et culturels comme nous le prouve l’exode rural ou encore le manque d’attrait de la jeunesse vers ce travail lourd et peu valorisé.
Bien que de tout temps les paysans doivent faire face aux aléas climatiques, les prémices du changement climatique sur le terrain sont déjà perceptibles sous la forme d’une extrême volatilité des conditions météorologiques, du changement des aires de répartition de certaines activités agricoles,… (demain, il deviendra plus difficile de faire du café dans certaines zones montagneuses du Costa Rica voire impossible d’utiliser les mêmes terroirs bordelais pour produire de grands crus). Nous pourrions désespérer !
Eh bien non, comme les jeunes qui manifestent aujourd’hui quant à l’urgence climatique, mais aussi surtout de manière plus structurelle tous nos académiques, du Sud comme du Nord, des acteurs épars (paysans, groupements de producteurs, coopératives, entreprises de commercialisation, citoyens engagés, étudiants optimistes et ouverts, ONG,…) qui relèvent le défi d’une agriculture durable, responsable, respectueuse de notre environnement et capable de dispenser un revenu décent à ceux qui la pratiquent.
Dans ce numéro, nous partirons de Louvain-la-Neuve avec le plaidoyer agro-écologique de Philippe Baret, doyen de la faculté d’agronomie de l’UCLouvain ; nous nous envolerons ensuite vers le Cambodge où académiques et acteurs de terrains soutiennent des paysans cambodgiens dans la réappropriation de leurs activités ; nous transiterons chez nos partenaires boliviens, dans les quartiers marginalisés d’El Alto, qui eux aussi lancent des initiatives d’agriculture urbaine pour mieux atterrir en République démocratique du Congo où place est faite à l’agro-écologie. Finalement, nous reviendrons à Louvain-la-Neuve où les Ingénieux-Sud réfléchissent avec leurs contreparties locales à mettre en place des solutions intelligentes et adaptées aux problèmes agricoles rencontrés.
Nous espérons qu’à la lecture de notre journal vous serez convaincus, comme nous, que tous ensemble, producteurs, consommateurs, gouvernements, entreprises privées, associations, face aux défis agricoles, nous sommes capables de transformer des risques en opportunités.
Jean-Michel Pochet
Directeur Général de Louvain Coopération
Partant de l’intuition que répandre l’agriculture durable allait largement faire ses preuves, Amaury Peeters, directeur national au Cambodge de Louvain Coopération, a initié une recherche réalisée en partenariat avec le centre de recherche Ecoland de l’Université Royale d’Agriculture et le Earth and Life Institute de l'UCLouvain. « Le but premier de cette recherche était de mesurer les bénéfices de l’agriculture durable sur les foyers, et dans un second temps, d’en informer la société civile », précise Neang Malyne.
Cette recherche a été menée auprès de 80 agriculteur. trice.s sur base de l’outil « Evaluation de la durabilité des systèmes agricoles et alimentaires » de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture. Pour ce faire, ils ont été divisés en deux groupes : un pratiquant l’agriculture durable (ligne continue) et un pratiquant l’agriculture conventionnelle (ligne en pointillés). Ces deux groupes étaient similaires en termes de vulnérabilité (tailles de fermes, structures familiales et accès aux ressources naturelles semblables). Le schéma ci-contre montre la performance des agriculteur.trice.s sur différents thèmes de durabilité : l’environnement, l’économie, la gouvernance et le social. Toutes ces performances sont comprises entre 0 (faible durabilité dans le coeur du cercle rouge) et 1 (haute durabilité à l’extérieur du cercle vert foncé).
Il semble que rendre plus résilients les ménages tributaires de l'agriculture est un défi qui a été relevé avec brio. Des revenus augmentés, une sécurité alimentaire réelle, une santé conservée, une solidarité naissante, l’agriculture durable a fait naitre des changements profonds dans les communautés.
Aujourd’hui, les agriculteur.trice.s peuvent imaginer leur futur et celui de leur famille autrement : « Depuis que j’utilise des techniques d’agriculture durable, nous n’avons plus peur d’être malade et nous pouvons épargner pour l’éducation de nos enfants », raconte Kan La, une bénéficiaire du programme de Louvain Coopération.
Louvain Coopération travaille chaque jour à soutenir les agriculteur.trice.s locaux de la province de Kampong Thom et Kampong Cham au Cambodge. L’agriculture durable s’annonce comme une voie privilégiée pour les sortir de leur vulnérabilité et les rendre plus résilient.e.s.
L’agriculture est un des piliers de l’économie cambodgienne, représentant près de 25% du PIB du pays en 2016. Environ 80% des ménages vivent dans des zones rurales et dépendent, entre autres, de leurs activités agricoles. Les méthodes d’agriculture conventionnelle restent largement la norme mais les techniques d’agriculture durable permettent d’élever rapidement socioéconomiquement les ménages. « Nous pouvons voir que l’agriculture durable est un vrai succès et qu’il y a un grand bénéfice économique. Il y a des familles qui ont fortement augmenté leurs revenus. Ils peuvent maintenant atteindre 1000 à 1500 dollars par mois avec cinq équivalents temps pleins », explique Neang Malyne, directrice du centre de recherche Ecoland de l’Université Royale d’Agriculture.
Lorsque nous parlons de méthodes d’agriculture conventionnelle, nous nous referons aux agriculteur.trice.s qui n’utilisent pas les techniques de l’agriculture durable : ils travaillent majoritairement en monoculture et sont dépendants de nombreux intrants chimiques (engrais et pesticides). Traditionnellement, les produits agro-chimiques ont été favorisés et définis comme étant la norme à suivre. Les agriculteur.trice.s reçoivent alors principalement les conseils des revendeurs de tels produits. Il est important de souligner qu’une partie de ces types de produits vendus dans les pays en voie de développement ne répond pas aux normes internationales et est interdite dans les pays développés à cause des risques sanitaires et environnementaux qu’ils revêtent. Malheureusement, l’utilisation de produits agrochimiques engendre une dépendance et nécessite donc d’augmenter continuellement l’utilisation de ces substances pourtant nocives pour les sols et les hommes. D’année en année, nous pouvons constater une hausse de la pollution des sols, des nappes phréatiques et des points d’eau environnants. D’un point de vue purement économique, le constat est effrayant. La dépendance à ces substances nécessite des investissements de plus en plus élevés pour une production similaire.
Les dépenses de ces agriculteur.trice.s continuent donc d’augmenter avec un très faible bénéfice économique.
L’agriculture urbaine fleurit autour du globe. Que ce soit à Détroit, à Paris, à Milan ou à Bruxelles, de plus en plus de villes prennent à bras le corps la sécurité alimentaire de leurs citadin.e.s. De par la vulnérabilité croissante des villes face aux crash environnementaux et économiques, l’agriculture urbaine fait un saut vers l’agriculture de demain.
Nous ne devons plus vous rappeler l’essor des potagers urbains dans le monde, ils ont fait le tour de la toile. A Paris, le centre commercial Beaugrenelle s’est doté d’un toit de 7000 m2 entièrement végétalisé. A Détroit, des fermes urbaines ont fleuri là où les usines ont péri. Bruxelles n’est pas en reste, comptabilisant plus de 260 potagers collectifs dont le « potage-toit » sur le toit de la bibliothèque royale. Mais le Sud n’est pas en reste !
En Bolivie, Louvain Coopération et la Fondation Alternativas travaillent depuis 2014 à la diffusion de urbaine au travers du projet Huerto Lak’a uta, un potager situé sur les flancs de la ville de La Paz, à plus de 3600 mètres d’altitude. Pionnier en matière de potager communautaire en Bolivie, ce projet vise à motiver les citadin.e.s à produire leur propre nourriture sans pesticide ou intrant chimique dans le but d’être moins vulnérables aux fluctuations du marché et de se donner l’accès à une nourriture plus saine. Autrement dit, d’être plus résilient.e.s face aux chocs extérieurs. Les activités qui ont lieu dans ce jardin vont plus loin que la simple production alimentaire. Huerto Lak’a uta a une réelle fonction éducative. En effet, chaque semaine, des groupes d’enfants et d’adultes viennent s’essayer à la plantation, ce qui permet à tous de se rendre compte de la facilité de produire sa propre nourriture chez soi.
Enfin, l’expérience menée dans ce potager dépasse l’expérience individuelle, c’est une expérience partagée. C’est une réelle communauté qui se crée et qui permet des échanges de tous horizons entre les différents bénéficiaires.
Changement climatique, eau, air, pollution, inégalités, relations Nord-Sud, démocratie participative, tant de thèmes abordés sur les pancartes et calicots des marches pour le climat organisées un peu partout en Belgique.
Depuis le 2 décembre, près de 200.000 personnes, jeunes et moins jeunes, ont bravé le froid, le vent et la pluie belge pour réclamer une politique climatique plus ambitieuse et plus juste. Des marées humaines clamant un message fort et clair : nous sommes inquiets, le changement climatique, c’est ici et c’est maintenant ! Les citoyens comptent bien se faire entendre pour faire changer les choses. Un mouvement tranquille, mu par une énergie mobilisatrice qui agit par phénomène de contagion. Une chose est certaine, l’inaction face au changement climatique indigne ! Une frustration collective nait dans le coeur des citoyens qui se rendent compte tant de la destruction de notre planète que de la fracture sociale grandissante.
Les enjeux climatiques et les conséquences sociales qui en découlent font la une de la presse internationale et y compris de la presse belge. Le 6 février, nous lisions que les cinq dernières années avaient été les plus chaudes jamais relevées depuis 1850. Un nouveau réveil qui fait froid dans le dos et qui nous rappelle que chaque geste compte et qu’ensemble, nous pouvons faire la différence. Et ça se voit. C’est un réel tissage d’initiatives locales que nous pouvons observer de par le monde. En Amérique, en Afrique, en Asie, en Europe, les citoyens prennent en main leur futur de manières variées et profondément ingénieuses. Ici, à Louvain Coopération, cela nous renforce dans notre certitude qu’ensemble, nous irons plus loin.
Louvain Coopération, en tant qu’ONG, s’attaque également à rendre ses projets plus durables en alliant les enjeux sociaux et climatiques dans la mise en place de projets intégrés. Notre but premier reste de travailler à augmenter la résilience des populations du sud, afin qu’elles puissent se relever de chocs, qu’ils soient économiques ou climatiques, tout en apportant notre pierre à l’édifice d’un monde plus durable sur le plan écologique. Nous pourrions vous donner des exemples à foison, mais nous allons plutôt vous laisser découvrir comment nous sommes engagés dans une transition vers l’agriculture durable sur nos différents terrains.